L’équilibre délicat des relations américano-turques sous l’administration Biden

Depuis l’arrivée de Joe Biden au pouvoir, les relations américano-turques ont connu une escalade notable de tensions malgré des intérêts stratégiques communs aux dimensions régionales et internationales, et l’alliance des deux pays au sein de l’OTAN depuis 70 ans.

A présent, on s’interroge sur les conséquences possibles de ces tensions. Mèneront-elles les deux partie à une confrontation ou au contraire à une coopération plus accrue ? cette tension palpable n’est-elle qu’une manœuvre politique de l’administration Biden pour équilibrer les relations entre les deux pays en mettant en avant la possibilité de faire pression sur la Turquie, tout en cherchant à la contenir et à favoriser un rapprochement ?

Une pression américaine croissante

Il existe plusieurs indicateurs susceptibles d’expliquer l’exercice de cette pression sur la Turquie depuis l’arrivée au pouvoir de Biden.

1- Les critiques répétées de Biden envers Erdogan et la politique turque

Lors d’une interview vidéo donnée au New York Times en janvier 2020, Biden a qualifié le président turc d’autocrate. Il a dénoncé sa politique envers les kurdes et a appelé à soutenir l’opposition pour le déloger par le biais d’élections. Des déclarations qui ont provoqué des réactions de colère en Turquie.

Le 21 mars, Biden a critiqué la décision du régime turc de se retirer de l'”Accord d’Istanbul” signé en 2011. Cet accord vise à protéger les femmes des violences domestiques. Le président américain a qualifié cette décision de “décevante”.

D’autre part, Erdogan ne s’est pas privé non plus de critiquer Biden à certaines occasions. Le 19 mars, Erdogan a fustigé Biden pour ses déclarations sur le président russe Vladimir Poutine, dans lesquelles il l’a qualifié de “meurtrier”, déplorant qu’il s’agissait de “déclarations indignes d’un chef d’Etat”.

2- La Turquie est officiellement exclue du programme de développement de l’avion militaire monoplace américain “F-35 Lightning II”, connu sous le nom générique de F-35.

Le 21 avril 2021, Washington a notifié à Ankara son exclusion officielle du programme conjoint supervisé par l’OTAN qui vise à développer l’avion militaire américain F-35, en raison de l’entêtement de la Turquie à acquérir le système de défense aérienne russe S-400.

Cette décision a irrité la Turquie. Le chef de la direction des industries turques de la défense, Ismail Demir, a indiqué le 7 mai qu’aucun Etat ne peut décider seul de retirer un pays de ce programme, comme stipulé dans l’accord du partenariat dont la Turquie est membre. Il a ajouté que cette décision est supposée être prise à l’unanimité ou par une décision de retrait par le pays lui même.

3- La reconnaissance officielle de Joe Biden que le massacre des arméniens par l’empire Ottoman en 1915 est bien un “génocide”

Voila une classification que les présidents américains ont longtemps évitée par crainte de nuire à la relation américano-turque. Cette déclaration historique du président Biden le 24 avril 2021 a provoqué une pluie de critiques parmi les responsables turcs qui la considèrent comme “l’ouverture d’une blessure profonde”. L’ambassadeur américain a été convoqué à Ankara afin d’être officiellement informé du rejet de cette déclaration par la Turquie.

Il semble que toutes ces pressions visent à délivrer des messages à la Turquie, sous entendant que les États-Unis sous Biden ne toléreront pas l’agressivité de la politique turque, incitant ainsi la Turquie à modifier sa politique d’une manière qui puisse permettre un consensus entre les deux parties sur de nombreux dossiers épineux, notamment la question syrienne et la coopération avec la Russie.

Questions controversées

Les États-Unis et la Turquie partagent des dossiers sensibles qui représentent un obstacle majeur au développement de la relation entre les deux pays.

Le premier différend concerne le système de défense antimissile S-400 que la Turquie a acheté à la Russie, car il implique nécessairement la participation des russes au fonctionnement du système, et par conséquent, la possibilité pour eux d’obtenir des renseignements sur tout aéronef volant dans l’espace aérien turc, dont le F-35 américain que la Turquie voulait également acheter.

Cela a entraîné des sanctions américaines contre les industries militaires russes, et le Congrès se prépare à imposer des sanctions militaires et financières plus sévères à la Turquie pour avoir conclu cet accord.

Conscient de l’avancement de ce dossier pour les Etats-Unis, le régime turc a souhaité montrer sa bonne volonté et restaurer la confiance entre les deux parties en proposant un système qui permettrait à la Turquie de stocker ses missiles russes S-400 à l’étranger.

La crise syrienne est au centre du deuxième différend entre les deux pays, notamment en raison du soutien américain aux kurdes syriens “dans le but de combattre l’Etat islamique en Syrie”, selon les Etats-Unis. La Turquie estime de son côté que Washington soutient l’autonomie kurde et la création d’un État kurde dans le nord de la Syrie, d’autant que les kurdes syriens soutenus par Washington sont membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), officiellement désigné comme organisation terroriste par la loi américaine.

Le troisième différend porte sur le dossier des droits de l’homme en Turquie et la promotion de réformes démocratiques dans ce pays. La Turquie est considérée comme l’un des pires pays au monde dans le domaine de la liberté de la presse, et les autorités turques ciblent régulièrement l’opposition sous couvert de lois antiterroristes.

Début mars 2021, 170 membres du Congrès ont envoyé une lettre à Joe Biden, l’exhortant à faire pression sur Erdogan pour le bilan catastrophique de son pays en matière de droits de l’homme.

Bien que la Turquie ait rejeté ces allégations, son besoin stratégique de rétablir des relations avec les États-Unis l’a incitée à faire de plus grandes concessions dans sa politique étrangère. Par exemple, Erdogan a proposé le 3 mars un “plan d’action” grâce auquel son gouvernement renforcerait le droit à un procès équitable et à la liberté d’expression. Il a également souligné que le plan d’action améliorerait le système judiciaire turc, souvent critiqué pour son manque d’indépendance.

Bien que ces questions soient considérées comme des litiges majeurs, il existe d’autres questions épineuses qui sapent la confiance entre les deux parties, notamment l’asile offert par les États-Unis à Fethullah Gulen, que la Turquie accuse d’avoir orchestré le coup d’État de 2016 avec l’aide des Etats-Unis, ainsi que la question de la Méditerranée orientale qui revêt une grande importance au regard des tensions autour de l’exploitation du gaz naturel dans la région.

Des intérêts mutuels

Malgré les questions litigieuses qui façonnent actuellement les relations entre les deux pays et la pression croissante exercée par l’administration Biden sur Ankara, Washington est conscient de la nécessité d’avoir un allié stratégique comme la Turquie.

D’autre part, la Turquie a montré une volonté claire de développer ses relations avec les États-Unis. Le 20 février, Erdogan a déclaré : “Nous voulons renforcer notre coopération avec la nouvelle administration américaine sur le long terme et sur la base de nos intérêts communs.”

Pour les Etats-Unis, l’emplacement géographique de la Turquie est déterminant pour la positionnement des forces américaines au Moyen-Orient, et elle est considérée comme un acteur régional, peut-être le seul, capable d’affronter la Russie dans plusieurs zones d’influence, notamment en Libye, en Syrie et dans les pays du Caucase. Le régime turc est également un acteur important dans la région de la mer Noire, où les tensions sont montées entre l’Occident et la Russie depuis que Moscou a illégalement annexé la Crimée en 2014.

En outre, les relations sécuritaires entre les États-Unis et la Turquie sont profondes : le ministère américain de la Défense dispose d’armes nucléaires sur la base aérienne d’Incirlik, située à moins de 65 km de la Méditerranée, et un système radar d’alerte de l’OTAN a été installé en Turquie pour prévenir les attaques iraniennes de missiles balistiques.

Pour Ankara, son besoin des États-Unis est global : politique, économique et sécuritaire. L’économie turque a besoin d’établir des liens avec les marchés et les investissements occidentaux car depuis la crise sanitaire du Coronavirus, elle souffre de taux d’inflation élevés, d’une devise en chute libre et d’une stagnation du marché de l’emploi. La Turquie survit à la récession grâce à de généreux prêts du gouvernement.

Malgré la montée des tensions entre les deux pays, Erdogan n’est pas prêt à renoncer à ses liens avec l’Occident au profit de ses intraitables adversaires de Moscou et de Pékin.

D’un point de vue politique, Erdogan a besoin de consolider sa position intérieure, surtout après la défaite de son parti aux élections locales d’Istanbul il y a deux ans qui avaient confirmé son impopularité dans certaines parties du pays, ce qu’il essaie de compenser en développant des relations extérieures gravement altérées par ses politiques agressives.

Sur le plan sécuritaire, les États-Unis sont un allié stratégique indispensable qui ne peut en aucun cas être remplacé par la Russie. Bien que la Turquie ait acquis plus d’indépendance sur le plan militaire, son complexe militaro-industriel national dépend encore largement des licences américaines.

Un équilibre fragile

A la lumière de toutes ces données, on peut affirmer que le pragmatisme d’Erdogan et sa volonté de se maintenir au pouvoir ne lui laissent d’autre choix que de coopérer avec les États-Unis. Quant à Biden, il semble avoir trois approches dans ses relations avec le régime turc. La première est basée sur le rétablissement de relations solides avec la Turquie car cette dernière peut aider Washington à contenir l’expansion russe dans les régions de la mer Noire, du Caucase, de l’Asie centrale et de la Syrie, surtout que l’accord d’armement entre la Russie et la Turquie ne représente pas une alliance stratégique militaire permanente entre les deux pays, étant donné leurs divergences sur la plupart des questions régionales d’importance stratégique.

La deuxième approche prend en compte le fait que le régime turc peut représenter une menace pour les intérêts américains. La Turquie ne partage pas les intérêts de Washington au Moyen-Orient ou en Méditerranée orientale, par conséquent, il est plus prudent de la traiter par la force et peut-être par la coercition plutôt que d’établir de bonnes relations avec elle.

Il semble que la troisième approche de Biden dépend de la réalisation d’un équilibre délicat dans les relations entre les deux pays, qui inciterait la Turquie à accorder ses intérêts stratégiques avec ceux de Washington dans plusieurs zones d’influence telles que la mer Noire et le Caucase. En même temps, il menace de punir le régime turc s’il prend des mesures extérieures agressives ou coopère avec les ennemis des États-Unis.

Par exemple, bien que Biden critique le comportement agressif de la Turquie en Méditerranée orientale, il lui laisse carte blanche face à la Russie dans plusieurs régions comme la mer Noire. Les États-Unis ne se sont pas opposés au soutien turc à l’Ukraine, ni à l’intervention de la Turquie pour affronter la Russie dans la crise régionale du Haut-Karabakh.

De même, lorsque Biden a annoncé que son pays reconnaissait le génocide arménien, il a en même temps précisé que son intention n’était pas de “blâmer mais d’empêcher que l’histoire se répète”, une déclaration prudente et équilibrée.

Par conséquent, il semble que l’administration Biden continuera à faire pression sur l’autorité turque tout en maintenant avec elle une alliance militaire vieille de plusieurs décennies, et à travailler pour promouvoir un rapprochement mutuel tout en préservant l’option des sanctions que permet la loi CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Acts).

Cependant, le jeu d’équilibre auquel s’adonne Biden risque de ne pas satisfaire les intérêts de la Turquie qui cherche désespérément à améliorer ses relations avec les États-Unis, d’autant que l’augmentation de la pression américaine sur la Turquie pourrait pousser cette dernière à renforcer ses relations avec les adversaires des États-Unis, notamment la Russie et la Chine.

D’un autre côté, la politique étrangère de la Turquie ces dernières années lui a attiré de nombreux ennemis au niveau régional et mondial, ce qui l’a menée à faire des concessions dans sa politique étrangère pour rétablir des relations avec certains pays. Par conséquent, Washington ne devrait pas exploiter cette politique pour le besoin des alliés, car cette pression croissante risque d’obliger la Turquie à se tourner vers ses adversaires, comme elle l’a fait avec le système de défense antimissile qu’elle a acheté à la Russie après que les États-Unis et l’Europe ont refusé de le lui vendre.

Afin d’atteindre cet équilibre, il est prévu que les deux parties tentent de trouver des points de convergence dans les questions litigieuses qui les opposent, en particulier l’accord militaire russe, sans porter atteinte à la sécurité des Etats-Unis et des membres de l’OTAN ainsi qu’au soutien américain aux Kurdes. Au vu de l’affirmation américaine selon laquelle Washington vise à combattre l’Etat islamique et non à soutenir l’indépendance des kurdes, les États-Unis pourraient intervenir ultérieurement pour trouver un mécanisme permettant d’aboutir à une solution pacifique au problème kurde en Turquie, en faisant pression sur le PKK pour qu’il dépose les armes, une fois que la Turquie aura montré sa bonne volonté pour résoudre la crise.

En conclusion, il ne fait aucun doute que chaque partie est consciente de sa puissance et de son influence dans des domaines déterminés, mais également du besoin que chacune a de l’autre. Cependant, il existe des facteurs auxiliaires qui renforcent le besoin de chaque partie d’être l’alliée de l’autre, et dans ce cas précis, il semble que c’est surtout la Turquie qui a plus que jamais besoin du soutien américain compte tenu de la détérioration de sa situation économique et politique, et de ses relations régionales.

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