Selon l’analyse de la journaliste Pinar Tremblay, publiée sur Al Monitor en décembre 2021, Ankara n’est pas encore disposé à renoncer aux Frères musulmans. La Turquie a bien montré sa volonté d’améliorer ses relations avec Israël, l’Égypte et d’autres pays du Moyen-Orient, mais ses relations avec les Frères musulmans, point d’achoppement de la quasi-totalité de ces relations diplomatiques, sont plus complexes qu’il n’y paraît.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a souvent affirmé vouloir se réconcilier avec les pays du Golfe, l’Egypte et Israël. Le 7 décembre 2021, il a réaffirmé que de meilleures relations avec l’Etat hébreu seraient bénéfiques pour la paix régionale.
Seulement, tous ces pays souhaitent qu’Ankara freine l’enthousiasme dont il fait preuve envers la Confrérie des Frères musulmans. La Fraternité a été déclarée “organisation terroriste” dans plusieurs pays comme l’Égypte, Bahreïn, l’Arabie saoudite, la Russie, les Émirats arabes unis et la Syrie. C’est comme cela que la Turquie est devenue une plaque tournante pour les Frères musulmans exilés après le printemps arabe. Maintenant que la Turquie souhaite bâtir des relations dans la région, son soutien à la Fraternité représente un enjeu majeur.
Depuis 2013, le Qatar et la Turquie sont devenus les principaux soutiens de la Confrérie des Frères musulmans. Contrairement au Qatar dont le soutien était principalement financier, les relations d’Ankara avec la Confrérie sont plus complexes. Des rapports ont indiqué qu’Israël a demandé à la Turquie de fermer les bureaux du Hamas à Istanbul, mais un haut fonctionnaire d’Ankara a lancé sous couvert d’anonymat à Al Monitor : “Ce n’est même pas une option ouverte à la négociation pour nous”.
En Turquie, la Confrérie bénéficie d’un soutien interne et d’une croissance organique. Le pragmatisme d’Erdogan est bien connu, mais pour ce qui est des Frères musulmans, son soutien n’a pas faibli au cours des deux décennies écoulées.
Cependant, en terme de politique étrangère au Moyen-Orient, les options de la Turquie s’amenuisent. Ankara veut sortir de l’isolement. Le besoin d’Erdogan d’une plus large adhésion nationale l’oblige à parler de ses rivaux du Moyen-Orient avec plus d’égards.
La Turquie dispose de peu de cartes à jouer, et son soutien à la Confrérie est probablement l’une des rares encore valable. Même si Erdogan est peut-être disposé à accepter de restreindre les activités de certaines entités de la Confrérie, pour Ankara, il est encore trop tôt et bien trop risqué de couper les ponts avec les Frères musulmans.
Si Ankara a la volonté politique de mettre fin à son soutien, que deviendrait la Confrérie locale? Le haut fonctionnaire a commenté : “Si nous fermons les bureaux du Hamas et expulsons les membres de la Confrérie, alors quelle sera la prochaine demande? fermer l’IHH et d’autres et les poursuivre ?”
La portée de la Confrérie des Frères musulmans est plus large qu’il n’y paraît. En mai 2010, la flottille du Mavi Marmara a été attaquée par des commandos israéliens et 10 citoyens turcs ont été tués dans une mission visant à forcer le blocus de Gaza. Ce navire appartenait à l’IHH, Humanitarian Relief Organization, une ONG islamique turque active dans plus de 115 pays. En 2008, Israël a déclaré l’IHH “organisation terroriste” en raison de son soutien aux activités militaires du Hamas. L’ONG était sous surveillance judiciaire dans les années 1990, avant que l’AKP ne prenne le pouvoir.
L’AKP a permis à plusieurs organisations islamiques d’opérer librement, comblant des lacunes en matière d’éducation et d’aide sociale et économique, tant en Turquie qu’à l’étranger. L’IHH est une puissance que tout politicien doit prendre en compte. Fin novembre 2021, quatre jeunes volontaires de l’IHH ont perdu la vie dans un accident de voiture. Tous les dirigeants des partis politiques et des différentes ONG islamiques ont présenté leurs condoléances.
Le 29 novembre, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu, a revendiqué sur Twitter son soutien à la Palestine. Pourtant, le soutien de la Turquie aux Palestiniens n’est pas inconditionnel et ne concerne pas tous les Palestiniens. Depuis 2019, la Turquie perçoit une prime de 700 000 dollars de Mohammed Dahlan, un ancien chef du Fatah qui a fui aux Émirats arabes unis. Dahlan est considéré comme le rival du Hamas à Gaza. Compte tenu des luttes économiques et régionales de la Turquie, il serait irréaliste de s’attendre à une expansion de son soutien au Hamas, bien qu’Ankara ne soit pas encore prêt à lui faire ses adieux.
Les récentes rencontres d’Erdogan avec le Cheikh Mohammed ben Zayed ben Sultan Al Nahyan, prince héritier des Émirats arabes unis, donnent l’illusion d’une volonté de la Turquie de réajuster ses politiques dans la région. Cependant, un haut diplomate turc qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat a déclaré : “Les bonnes relations de la Turquie avec n’importe quel pays du Moyen-Orient sont comme un château de sable sur la plage. Ce n’est qu’une question de temps avant que la prochaine vague ne le renverse.” Il a ajouté que “la dépendance du Qatar vis-à-vis de la Turquie diminue rapidement à mesure qu’il retourne dans le giron du CCG. Maintenant, les gens doivent être conscients que tout ce qui reste à la Turquie est la Confrérie des Frères musulmans, donc je m’attends à une adhésion plus forte, peut-être moins visible, moins audible, mais la Confrérie est certainement le meilleur outil et allié que la Turquie possède en ce moment.”