Les agriculteurs syriens pris au piège par le “mur d’Erdogan”

Sous un soleil de plomb, une douzaine d’ouvriers agricoles, dont une majorité d’enfants, arrachent des oignons de la terre poudreuse d’Al-Dirbasiyah, un sous-district de la province syrienne de Hassaké. Derrière eux, s’élève un mur de béton gris surmonté d’inquiétantes tours de guet.

Il s’agit du “mur d’Erdogan”, surnommé d’après le président turc qui a commencé à le construire en 2015, sous prétexte de sécuriser la frontière syro-turque et limiter les nouveaux flux de réfugiés en Turquie. Couronné de fils de rasoir, le mur de trois mètres de haut qui longe la frontière sur 800 km, fait désormais partie intégrante du paysage du nord de la Syrie.

Mais le mur, achevé en 2018, représente plus qu’un élément sinistre dans ce paysage rural. Dans une région où la plupart des gens dépendent de l’agriculture, cette frontière militarisée est devenue une source de stress croissant et de difficultés économiques. Au cours de l’été, les tensions entre la Turquie et les autorités kurdes du nord-est de la Syrie ont paralysé le quotidien des habitants de la région. Menacés par des bombardements épisodiques, des frappes de drones et même des tirs directs des gardes-frontières turcs, les Syriens des environs vivent dans l’angoisse permanente de perdre leurs récoltes, leurs terres ou leur vie.

Des bombardements incessants

“Le mois dernier, des tirs d’obus sont tombés autour de notre village, visant probablement un point militaire proche”, a déclaré au journal Al-Monitor Salma, une habitante d’Al-Dirbasiyah. Alors que les habitants, pris de panique, prenaient la fuite, un obus est tombé sur le hameau frontalier du nord-est de la Syrie. Personne n’a été blessé, mais personne ne peut oublier. “À ce jour, nous ne dormons pas bien la nuit”, a ajouté Salma. “Nos sacs sont toujours prêts au cas où nous devrions partir”.

Des dizaines d’années avant la construction du “mur d’Erdogan”, la frontière était déjà clôturée, surveillée par des gardes armés, et abondamment minée par la Turquie pour prévenir les activités de contrebande.

Cependant, les relations avec les agriculteurs syriens étaient cordiales, se souviennent les habitants d’Al-Dirbasiyah. “Les soldats de l’autre côté de la clôture nous parlaient pendant que nous travaillions dans les champs, nous demandaient d’envoyer les enfants leur apporter des cigarettes, de la nourriture et de l’eau”, se souvient Oum Azab. Depuis que le mur a été construit, ces échanges ont cessé, et les Syriens ne reçoivent plus que des obus.

Ces derniers mois, la Turquie a mené une intense campagne militaire aérienne, bombardant à plusieurs reprises les zones rurales du côté syrien de la frontière et exécutant des responsables de l’Administration autonome de la Syrie du Nord et de l’Est (AANES), le gouvernement de facto, par des frappes de drones ciblées. Depuis le mois de janvier, ces frappes ont tué au moins 66 personnes dans le nord-est de la Syrie, dont 23 civils, selon le Rojava Information Center (RIC), un centre médiatique local basé dans le nord-est de la Syrie. Ce chiffre n’inclut pas les nombreuses autres victimes tuées dans les bombardements. Rien qu’entre le 1er et le 5 octobre, plus de quinze villages ont été bombardés dans la campagne syrienne, blessant plusieurs civils, selon le RIC.

La guerre non déclarée de la Turquie vise l’AANES, une coalition de plusieurs partis politiques arabes, kurdes et syriaques. Cette coalition a été initiée et reste fortement influencée par le Parti de l’union démocratique (PYD), un parti kurde prônant une plus large autonomie. Ankara considère le PYD comme une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation politique armée kurde qui aspire à obtenir l’indépendance de la minorité kurde de Turquie. Le PKK est depuis longtemps considéré comme un groupe terroriste par Ankara, qui lance fréquemment des frappes de drones en Irak et en Syrie contre ses dirigeants. Depuis 2018, la Turquie a également franchi la frontière syrienne à plusieurs reprises pour lancer des offensives militaires, reprenant de vastes pans de son territoire. Les tensions ont atteint de nouveaux sommets au mois de mai, lorsque Erdogan a juré de lancer une nouvelle offensive militaire dans le nord de la Syrie.

Des agriculteurs sous la menace

L’offensive terrestre tant redoutée n’a pas encore eu lieu, mais les Syriens qui vivent le long de la frontière sont directement touchés par les tensions croissantes.

La bande de terre qui s’étend d’est en ouest depuis la région de Derik, à la frontière irakienne, jusqu’à la mer Méditerranée, est considérée comme une terre agricole de premier choix grâce à la qualité du sol et des eaux souterraines, ainsi qu’à des niveaux de précipitations plus élevés. Mais l’agriculture est devenue de plus en plus difficile.

“Nous avions l’habitude d’aller arroser nos champs la nuit”, a déclaré Oum Azab. “Mais nous n’osons plus nous approcher du mur à la nuit tombée, ni même nous promener dans la campagne à l’extérieur du village. Lorsque les soldats turcs nous repèrent, ils tirent en l’air, nous avertissant de rentrer chez nous.”

Les agriculteurs dont le terrain court jusqu’au mur, évitent autant que possible d’y passer du temps. “La plupart des légumes nécessitent un arrosage quotidien. J’ai donc planté du blé sur les terres les plus proches du mur, car il est alimenté par la pluie et je n’ai pas besoin d’y aller tous les jours”, a déclaré Abou Mohammad, un agriculteur de 43 ans d’Al-Dirbasiyah. Pour les mêmes raisons, d’autres ont cessé de conduire leur bétail paître au pied du mur.

Les travailleurs journaliers recrutés pour aider à la récolte sont autant exposés à la montée des tensions. “Il y a quelques semaines, nous nous sommes réveillés au son des bombardements”, a raconté à Al-Monitor un ouvrier agricole travaillant à l’est d’Al-Dirbasiyah. “Cela a continué pendant trois nuits, et pendant une semaine, nous n’avons pas mis les pieds dans les champs. Nous étions terrifiés à l’idée de sortir”.

Les maisons en boue séchée du village voisin, déjà déserté par ses premiers habitants, n’offrent aucune protection. Mais les ouvriers étaient venus de la ville de Hassaké pour la récolte. Pour eux, quitter la région signifie perdre leurs revenus, et ils n’ont nulle part où aller.

Des crises tenaces

La relation amère avec la Turquie n’aide pas les agriculteurs syriens qui souffrent déjà du manque d’eau, du coût élevé du carburant et des engrais, et d’une multitudes d’autres problèmes.

Au cours des deux dernières années, la Syrie a été confrontée à une sécheresse historique et à une succession de mauvaises récoltes. Le facteur climatique est aggravé par les tensions politiques avec la Turquie, qui a construit des dizaines de grands barrages pour augmenter sa propre capacité d’irrigation, réduisant ainsi le flux d’eau vers la Syrie et l’Irak.

Le long de la frontière, les images satellites révèlent un contraste saisissant entre les champs irrigués et luxuriants de la Turquie et les terres syriennes asséchées à quelques kilomètres au sud. Encore une fois, les agriculteurs paient le prix des tensions frontalières : moins d’eau pour l’irrigation et un accès réduit aux puits et aux sources situés à proximité du mur.

“La fourniture des services municipaux le long de la frontière est bien sûr affectée par la situation politique”, a déclaré à Al-Monitor Sleman Arab, le coprésident du département des municipalités de l’AANES dans la région de Jazîra. “Des installations cruciales comme les stations d’eau ou les générateurs qui alimentaient les pompes à eau pour les puits… ont été directement et volontairement visées.”

“Il y a des dizaines de villages qui n’ont pas d’eau potable parce que leurs installations de pompage d’eau ont été détruites. Certaines centrales électriques ont également été visées”, a ajouté Selman Arab. Par ailleurs de nombreux projets d’assainissement et d’approvisionnement en eau n’ont pas pu être menés à bien “en raison de leur emplacement géographique et des tensions frontalières, et du fait que les travailleurs sur ces projets sont pris pour cible par la Turquie.”

Inquiets d’une éventuelle offensive militaire, de nombreux habitants hésitent à investir du temps et de l’argent dans leurs champs. Selon Abou Mohammad, la plupart des agriculteurs ont cessé de stocker les graines de leur récolte pour la prochaine saison de plantation. “Ils préfèrent vendre tout ce qu’ils ont et acheter de nouvelles graines l’année suivante. L’avenir est trop incertain.”

Oum Azab se souvient de la nuit traumatisante où des obus sont tombés sur son village, touchant deux maisons : “Pendant les semaines qui ont suivi, toutes les familles se sont déplacées vers les maisons de leurs proches dans d’autres régions. Les hommes revenaient dans la journée pour vérifier les maisons et les champs, mais personne ne passait la nuit”.

“Nous avons cessé d’aimer notre village”, a conclu Oum Azab. “Vivre ici est devenu trop dangereux”.

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