En Iran, l’invasion de l’Ukraine par la Russie divise la population

Lors de sa révolution de 1979, la République islamique d’Iran a scandé le slogan “ni Est ni Ouest”, rejetant à la fois les États-Unis et l’Union soviétique avant de s’enliser dans la guerre froide. La slogan est à ce jour affiché au-dessus des portes du ministère iranien des Affaires étrangères.

Toutefois, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a révélé l’inclinaison de Téhéran vers Moscou, à l’heure ou l’effondrement de son accord nucléaire avec les puissances mondiales attise une colère vieille de plusieurs décennies contre les Etats-Unis. Des membres du Corps des Gardiens paramilitaires de la révolution s’entraînent sur des systèmes de missiles sol-air et des avions russes. Le président ultra-conservateur Ebrahim Raissi a rendu visite au président russe Vladimir Poutine à l’occasion de l’un de ses premiers voyages à l’étranger.

La guerre en Ukraine expose également des fractures plus profondes, y compris au sein de la politique intérieure iranienne. Beaucoup de citoyens iraniens éprouvent de la compassion pour l’Ukraine, un pays qui a lancé une “révolution orange” pro-démocratie similaire à la “révolution verte” qui a secoué l’Iran il y a plus de dix ans et qui a été durement réprimée.

“Nous devons aider les peuples opprimés d’Ukraine comme nous soutenons les peuples de Palestine et du Yémen, simplement parce qu’ils sont ciblés par des puissances”, a déclaré Zohreh Ahmadi, mère de famille vivant dans le quartier de Sarcheshmeh, dans le centre-ville de Téhéran. “Un puissance intimidante tue des enfants et des femmes en Ukraine.”

Cependant, la chaîne de télévision iranienne contrôlée par l’État, Press TV, dont le service en anglais se décrit comme “la voix des sans-voix”, se rapproche des prises de position russes.

La chaine a choisi d’utiliser le terme euphémique “opération spéciale” pour décrire les premiers jours de l’invasion russe. Parmi les articles mentionnant les meurtres des civils à Boutcha par les forces armées russes, certains ont remis en cause la véracité de l’attaque et l’ont qualifiée de “provocation”.

L’inimitié du gouvernement iranien envers l’Ukraine provient probablement des conséquences de l’avion de ligne ukrainien abattu par la Garde en 2020, faisant 176 victimes. Téhéran avait nié sa responsabilité pendant plusieurs jours avant d’admettre que ses troupes avaient commis une erreur en tirant des missiles balistiques sur les forces américaines en Irak, en représailles au meurtre du général Qassem Soleimani, tué peu avant à Bagdad dans un raid américain.

Les critiques de l’Ukraine envers l’Iran sont devenues plus directes au fil du temps. C’est d’ailleurs un détail que Kazem Sedighi, le chef de la prière du vendredi à Téhéran, a mentionné dans un prêche au mois de mars, peu après le début de la guerre en Ukraine.

“Dans l’affaire de l’avion, l’Ukraine a mal agit contre nous et l’a utilisé à mauvais escient pour soutenir les États-Unis”, a déclaré Sedighi.

“Les guerres coûtent la vie à des innocents au Yémen et en Syrie, mais il y a une énorme propagande sur l’Ukraine et c’est du racisme”, a t-il ajouté.

Le guide suprême Ali Khamenei, qui a le dernier mot sur toutes les affaires de l’État, a déclaré que son pays s’opposait à “la guerre et à la destruction” tout en blâmant les Etats-Unis pour le conflit. Il a également évoqué un soupçon de longue date qu’il partage avec Vladimir Poutine, selon lequel le gouvernement américain, plutôt que les citoyens américains, alimente ce qu’il a qualifié de “coups d’État” qui soutiennent la démocratie.

Pour Ali Khamenei, cela évoque le souvenir des manifestations du mouvement vert qui ont suivi l’élection présidentielle contestée de 2009 en Iran, et qui ont défié de façon frontale la théocratie qu’il dirige. Les services de sécurité iraniens ont eu recours à la violence et aux arrestations massives pour réprimer les manifestants, mais les troubles ont ressurgi ces dernières années sur des questions économiques.

Pour Vladimir Poutine, il s’agit de la révolution orange ukrainienne de 2004 et son mouvement de protestation Maïdan qui ont délogé le politicien proche du Kremlin, Viktor Ianoukovitch.

D’autres membres de la théocratie chiite iranienne ont fait part de leurs inquiétudes concernant la position de Téhéran dans le conflit.

Dans une récente interview, Mohsen Aminzadeh, ancien vice-ministre des Affaires étrangères sous le président réformiste Mohammad Khatami, qui a ensuite été emprisonné après les élections contestées de 2009, est allé jusqu’à qualifier la position iranienne de “très mauvaise”.

“C’était peut-être la pire, la position la plus passive de la diplomatie iranienne depuis 1979”, a déclaré Mohsen Aminzadeh au magazine mensuel Ayandeh Negar.

Récemment, dans les rues de Téhéran, 17 personnes ont accepté de parler de la guerre à un journaliste de l’Associated Press. Parmi eux, 12 ont exprimé leur soutien à l’Ukraine, 3 se sont alignés sur la position officielle de l’Iran, et 2 ont soutenu la Russie.

“Je soutiens l’Ukraine”, a déclaré Sajjad, un développeur informatique de 26 ans. Comme les autres, il a posé la condition de n’être désigné que par son prénom, par crainte de représailles. ” Les Russes tuent des innocents pour rien. Pourquoi devrions-nous garder le silence ?”

Mehrdad, un capitaine iranien à la retraite, a qualifié de “ridicules” les motifs de l’invasion russe, qui, selon lui, sont similaires à ceux utilisées par le dictateur irakien Saddam Hussein pour lancer une guerre meurtrière de 8 ans contre l’Iran dans les années 1980. Saddam Hussein avait à l’époque invoqué le soutien de la minorité arabe iranienne dans le sud-ouest riche en pétrole comme justification de son invasion.

Ali Nemati, un enseignant à la retraite de 64 ans, a salué le “courage” de Vladimir Poutine pour avoir défié l’OTAN, qui est également une préoccupation du régime d’Ebrahim Raissi, même si l’Iran est en paix avec la Turquie, membre de l’OTAN depuis 1952.

“L’Iran devrait soutenir la Russie car elle est seule dans sa lutte contre l’impérialisme”, a déclaré Nemati.

Pourtant, au cours de son Histoire impériale, la Russie a mené de multiples guerres contre la Perse, qui a cédé du territoire au tsar. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Russie a envahi l’Iran aux côtés de la Grande-Bretagne pour sécuriser les routes pétrolières et commerciales. Après la guerre, la Russie a refusé de se retirer, déclenchant la première crise mondiale de l’Organisation des Nations Unies fraichement formée.

Ce souvenir ne s’est pas estompé. Le bref recours à une base aérienne iranienne par la Russie au milieu de la guerre en Syrie, dans laquelle les deux pays ont soutenu le président syrien Bachar al-Assad, a également suscité des tensions.

Une demande soudaine de la partie russe pour une garantie d’allègement des sanctions a plongé dans la confusion les négociations de Vienne sur l’accord nucléaire iranien. L’exigence de la Russie semble s’être atténuée, mais vraisemblablement, les sanctions américaines contre le Corps des Gardien iraniens de la révolution restent le dernier obstacle.

Le stratagème de la Russie n’a pas échappé aux iraniens. “Le fait que Poutine ait commis une erreur stratégique en envoyant des forces en Ukraine, et qu’il se noie à présent dans le bourbier ukrainien ne peut pas être une raison (valable) pour que la Russie prenne l’accord en otage”, a déclaré en mars le quotidien conservateur Jomhouri Eslami.

Abbas Najafi, un chauffeur de taxi iranien, a quant à lui estimé que l’Iran devrait rester en dehors du conflit. “Ce n’est pas notre guerre. Ce n’est pas notre problème”, a-t-il déclaré. “Nous sommes actuellement sous le coup des sanctions américaines et nous ne devrions pas chercher davantage de maux de tête.”

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